Quel miracle! Certes, a priori, je n'aurais pas débuté la section consacrée à Debussy avec Children's corner où, au début, la machine semble achopper un peu. Cela donne une image injuste d'une restitution par ailleurs miraculeuse de ces rouleaux gravés en 1912 par Debussy et Ravel. Contrairement au procédé qui a numérisé les enregistrements de Gould 1955 et de Art Tatum, il ne s'agit pas ici d'enregistrements historiques refaits à neuf mais de reproduction optimisée d'un procédé de piano mécanique. La série s'appelle "Le mystère Welte-Mignon" et à entendre certains morceaux de ce disque, leur déroulement sans heurt, mais aussi les vraies nuances et un rendu de la résonance, il est légitime de parler de mystère. Les notes qui manquent sont fort rares et le procédé Welte-Mignon n'a JAMAIS sonné comme cela.

Tacet nous dit que c'est "parce que, pour la première fois, la mécanique Welte-Mignon a été soigneusement remise au point par le meilleur technicien professionnel Hans-W. Schmitz". Debussy, Ravel et nous-mêmes remercions Hans-W. Schmitz, car ce qu'on entend donne des frissons, quand on pense qui joue et dans quelles excellentes conditions nous pouvons savourer le regard des compositeurs sur leurs propres oeuvres.

Dans le procédé, le rouleau, qui comporte aussi des informations de dynamique et de pédale, alimente un "joueur" mécanique aux doigts de bois recouverts de feutre placés en face des touches, actionnés par un système pneumatique; L'ingénieur Schmitz insiste sur la nécessité d'un réglage très fin de la force de frappe et du tempo de déroulement des rouleaux. À l'écoute de la Plus que lente de Debussy par lui-même, nous avons tous les indices nous montrant que la chose est ici réglée au micron près!

Schmitz explique très bien la limite incontournable du procédé "l'appareil de lecture ne règle pas la puissance sonore de chaque note mais seulement de la partie basse et de la partie haute. Une différenciation dans la dyamique de notes frappées en même temps à l'intérieur d'accords d'une même partie est donc impossible." C'est cette limite qui intriguera parfois les oreilles sourcilleuses. De même qu'une désynchronisation légère qu'on ne saurait absolument attribuer au compositeur-interprète.

Mais ce dont on en s'était jamais vraiment rendu compte à ce point, c'est de la régularité de la lecture (pas de heurt dans le déroulement), du respect de la dynamique et du jeu de la pédale. On est très loin du "piano mécanique" dans l'acceptation traditionnelle et "piano bar" du terme.

Dans une telle qualité de restitution, les enregistrements Tacet, lorsqu'ils concernent des artistes (a fortiori des compositeurs) dont nous n'avons aucun autre document sonore deviennent des héritages fondamentaux du patrimoine musical mondial.

Musicalement, Debussy étonne par son expertise pianistique: contrôle des dynamiques raffiné au sein d'un geste musical plutôt vif. Aucun effet atmosphérique (genre ralenti inspiré) dans Le vent dans la plaine, mais approche quasiment désarticulée et claudicante de Minstrel, sur laquelle je ne tirerai aucune conclusion, car un certain nombre de "culbutes" sur les notes répétées me semblent imputables au procédé ou à un rouleau en moins bon état.

Ravel pianiste est moins subtil et nuancé. Sans doute moins bon pianiste (contrôle dynamique à la fin du Modéré de la Sonatine) il passe comme un vagabond avec nonchalance à travers ses oeuvres avec une certaine désynchronisation des mains et des arpégements fréquents.

Rendez-vous compte du nombre de découvertes : au bout d'une heure on peut avancer sans craindre de faire une erreur: "Debussy était un meilleur pianiste que Ravel". Qui aurait pensé voir documenter cela aussi clairement? Je ne sais pas vous; mais moi, cela me donne le vertige...
Christophe Huss

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